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babillages & bafouillages
23 octobre 2013

Lexique du baragouin Parler correctement ou se

 

 

Lexique du baragouin

 

 

 

 

 

Parler correctement ou se taire, est-ce si difficile à comprendre ?

 

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"Une modernité qui se fracasse elle-même, en prenant des risques !"
Laure Adler 

 

 

Vrai L’épithète de la désintégration du réel. Elle opère, à vif, sous deux formes : une formule introductive qui clôt le débat – c’est vrai que. Tout est dit, ce qui suit n’a aucune valeur. On attendrait en vain un balancement – c’est vrai que, patati, mais que, patata. Non, l’heure est passée, rien ne viendra vous secourir dans le désert de la certitude posée, c’est vrai que deux et deux font quatre, c’est vrai que je suis content de moi-même, c’est vrai que nous hantons une demeure vide. C’est vrai que, cela suffit. On n’épilogue pas, pas le temps, pas l’énergie, on a déjà conclu. Que quoi ? Que c’est vrai.

La seconde est un cancer. Vrai a métastasé le vocabulaire. « La vraie difficulté, c’est de faire passer le message. » Qu’a-t-on besoin de l’adjectif, en l’occurrence ? On n’en a pas besoin, substantiellement parlant, et stylisquement, c’est une plaie, une verrue, un bouton qui démange, un tic gestuel agaçant, une main qui bouffonne incessamment une chevelure, une coquetterie qui devient un maniérisme, un maniérisme qui dévore le sujet parlant, le radotage d’un idiot. Non seulement celui qui bégaye ses vrais ne dit rien d’intelligible, mais il pulvérise son discours, il annihile son expression. Une vraie vision de l’avenir du pays, un vrai cauchemar, une vraie écriture, une vraie indépendance d’esprit, une vraie hypocrisie, une vraie rage d’interdire. On a rencontré une « vraie unanimité » et  un « vrai consensus ». Supprimez-le, ce qualificatif, la vie suivrait son cours, le cauchemar, l’écriture, la censure manifesteraient ce qu’ils ont d’inquiétant, de vivace, de brut, ce qui semble désormais insoutenable. Ce vrai insignifiant, inutile, vain a débordé de la simple vérité, ou du mensonge, il est introuvable puisqu’il est partout. Tout est vrai, non pas parce que tout aussi bien pourrait être faux – on ne se demande pas si la vie est un songe –, mais parce que le langage devient chaque jour plus numérique – un vrai 2.0 – et qu’il s’agit d’y greffer de la substance par le qualificatif le plus apte à dissimuler notre disparition dans l’écran.

On voit que l’emploi de l’article indéfini sert d’échelle sans barreaux pour monter sur l’impuissance expressive ; dans le vrai soulagement…, la vraie certitude…, ledéfini, outre qu’il force à préciser la pensée, à combler une attente, à vérifier l’assertion introductive, pose une question et implique une réponse : … ce serait de. Un vrai soulagement, une vraie certitude, c’est partir de un et arriver à zéro par le détour de la redondance, de l’hystérie sautilleuse, de la tautologie énervée. A bout de forces et de vie, on arrive à la vérité vraie.

 

L’emploi de vrai comme une sauce toute prête, sur n’importe quel plat, pour sucrer la bouche, lui donner un plaisir infantile, semble accompagner depuis son avènement l’essor de l’alimentation industrielle et dans son sillage le triomphe de la langue lyophilisée du marketing, laquelle, à la fois consciente de sa pauvreté structurelle, impuissante à se renouveler, astreinte au recyclage, au slogan, au tout neuf du très vieux, s’exaspère de ses limites et prétend les imposer au langage tout entier, c’est-à-dire la réalité. En arrière-conviction s’impose le nihilisme de la vanité, sa répétition centrifuge, son imagination bornée, sa mortification perpétuelle, comme si tout a été dit, pensé, vécu et que le hoquet est le dernier mot.

La variante il est clair que est du même tonneau percé.

 

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En charge de  Doit être émis la bouche en cul-de-poule sur la finale, de prononcé deu, afin de rendre la componction de l’officiant. Le mot charge évidemment chargé, le a fermé, chârge, la constructive prépalatale g très accentuée, comme un huissier annonçant l’entrée d’un personnage important – il dirait conséquent –, on doit entendre un chuintement final difficile à obtenir si on n’est pas gagné par l’émotion flagorneuse. On peut travailler avec de la guimauve en bouche : en chârgeu deu.

Dans cet anglicisme (in charged of), l’acculturation se sape dans cette vulgarité si particulière à la niaiserie. La ministre en charge de l’Egalité des chances ou l’adjoint en charge de la communication veulent manifester une supériorité tombée du ciel asexué, il s’agit de rendre sonore qu’elle ou il exerce à des hauteurs à elle/il inconnues lorsqu’elle n’était que chargée de l’égalité, que lui chargé de la communication. En charge de, vous n’êtes plus chargé par personne, vous êtes devenu votre propre baudet, à la fois maître d’œuvre et ouvrier de travaux publics, au four et au moulin, à soi seul l’alpha et l’omega de la reconstruction du pays. Chargé disait que vous teniez votre charge d’autres, que vous accomplissiez une fonction parmi d’autres, sentait la communauté et le partage des efforts, la sueur et le provisoire. Il n’en plus question avec en charge de, âne autobâté dévalant la pente de l’accomplissement inter-personnel.

« Je vous répète que j’ai seulement besoin d’un timbre ! – Monsieur, je suis en charge de la clientèle. Adressez-vous aux machines. »

 

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En capacité de Par un glissement de la même vacuité pesante, mû par une semblable attraction pour l’insignifiance grossie aux dimensions du bœuf de la fable, la grenouille est désormais en capacité de, en responsabilité de, plutôt que capable ou responsable de faire ceci ou cela. Certes, c’est avouer on ne peut limpidement qu’on est incapable et irresponsable dès lors qu’on s’interdit l’emploi de la forme adjective, qui avait le tort non d’insister mais de prétendre à quelque chose et d’être mis à l’épreuve. J’en suis capable, je suis responsable vous affirmait tout en reconnaissant à l’interlocuteur le droit et la lattitude d’en juger. En capacité de, en reponsabilité de raye de l’horizon l’être et son double. Qui parle, qui agit, qui expose sa chair, ses qualités et ses limites, mystère, et lapin, et colombe, et taureau emportant Europe sortent du chapeau magique.

S’il y avait des incapables et des irresponsables, il n’y a pas d’exemples de crapauds en incapacité de, en irresponsabilité de. N’y aurait-il plus de crapauds ? Ou bien plus qu’un peuple mal coassant qui, se cachant derrière l’inusité, l’inusable déjà usé, avoue par de telles animaleries son irréalité ?

La forme en + substantif prolifère comme mauvaise herbe : « Tu peux pas savoir ! J’étais en panique, en  tristesse. » Plus jamais paniqué, ou triste ? Est-ce l’effet du raccourcissement, du compactage des formes, de la mimétique de l’emboîtement, de la simplification sommaire que réclame le langage numérisé ? Toujours plus vite, toujours plus court ?  

 

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En fait Tic adolescent devenu TOC sénile. Là encore, il n’est question d’aucun fait, d’un fait ou d’un à-faire. A remplacé en réalité, trop long, dubitatif, contradictoire, affirmatif de quelque chose. Et puis on se fout du réel, en fait. Cliquetis du bredouillement général, en fait exprime, sur le calque d’une boîte à rythmes saturant la grande surface où divague désormais le consommateur omni-ennuyé, tout en un la vacuité et le trop-plein, le désarroi et la prétention, la crédulité et le nihilisme de l’individu fait masse.

Prononcer avec un e final, comme pour signifier que tout est dit, avec sujet, verbe et complément. En fait-eu. Toute trace de vie et d’événement ayant disparu, ou peu s’en faut, la mitraille arrose mécaniquement alentour ses crachouillis délivrés par un cadavre au doigt crispé en un dernier spasme sur la gâchette de son éternité radotante : en fait en fait en fait…

Une seule réponse à opposer à ce psittacisme : Au fait !

 

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Absolu Rien qui ne le soit pas (voir Vrai). Même construction minimale, indéfinie, définitive. Une écoute absolue, un record absolu. « Cet absolu chef-d’œuvre ! », attention, prenez garde, on va vous asséner la dernière des vérités révélées. Et le gagnant est… mais peu importe, l’absolu chef-d’œuvre est légion, la liste longue comme un jour sans pain. Si en fait est employé par le tout-venant, absolu distingue le cultureux, qui semble avoir fait le tour des œuvres des quatre ères, des cinq continents et des neuf muses. Parce qu’il a tout vu, tout lu et tout bu, il peut affirmer que le dernier Tarantino est une farce absolue, le énième spectacle de De Kersmeeker un corps-à-corps absolu. Cela ne peut être dépassé, et cela le sera la prochaine fois – comprendre que l’absolu est un work in progress (voir Américano-manie).

Pour des natures plus modérées, définitif est le recours : un livre définitif. Car il s’agit toujours de conclure, de n’y plus revenir, d’affirmer l’absolu critère de votre goût tout en prenant date avec le critérium des siècles futurs et de générations appelées à reconnaître votre perspicacité – vous n’êtes pas de ceux qui auraient sifflé à la première d’« Erwartung » ou ricané devant le bidet de Duchamp. Absolu vous classe chez les visionnaires, c’est cela surtout qui est définitif. Le qualificatif superlatif vous qualifie superlativement, quoique en ces temps démocratiques le voisin ait tendance à absolutiser le moindre performer moldavo-japonais à vous inconnu.

Oui, ces temps démocratiques resteront dans l’Histoire comme ceux où une poignée, une bonne poignée, une brassée, une bonne brassée, un corps, un régiment, une armée de raffinés raffineurs auront non seulement regardé en face le soleil et la mort sans ciller – vieux absolus qui sentent un peu le fagot réactionnaire, l’hérésie facile –, mais repoussé les limites de la lucidité hors les murs, hors les frontières, hors même l’impensé. Et cela tous les jours, et le lendemain, à longueur de colonnes, de quatrième et de cinquième de couverture, relativité restreinte de l’Etre abonné au New Yorker. Absolument.

 

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Voilà (voir En fait) Ponctue toute phrase, toute idée qu’on laisse le soin à l’interlocuteur de terminer, ou pas, et plutôt pas, vu l’indigence préliminaire. « Je lui ai dit qu’il exagérait, voilà. » « On a pensé à un pot-au-feu, avec des carottes, des navets, des oignons, voilà. » « Il faudrait retrouver le sens de l’authenticité, tu vois, des valeurs simples, fraîches, voilà. »

Il est recommandé, sous le feu ennemi, si et seulement si le bombardement interrompt quelques secondes sa logorrhée épuisante, de tirer dans le silence suspendu une gentille rafale : voilà voilà voilà…

 

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Think tank Un succès planétaire, avec success story, story telling et autres business schools. Laboratoire d’idées ou, plus modestement, groupe ou comité de réflexion font ringard, le pire des crimes, à peine moins grave qu’en griller une ou pratiquer la pédophilie. Imprononçable pour un palais latin, autre infériorité répertoriée au classement de Shanghai, la bouillie sonore qui sort de votre bouche vous classe instantanément chez les êtres supérieurs si votre papa et votre maman vous ont envoyé sur un campus. La clé, c’est l’élimination de la cheville, de la préposition, du partitif, du rapport infiniment varié que les langues latines entretiennent avec le monde. D’où la prospérité du package, de la refourgue de mots groupés sans lien, à la va comme je te pousse, un étron après l’autre (mais lyophilisés, ce qui change tout). Les data centers essaiment, on prend des assurances vie, on regarde des spectacles live, on produit des creative technologies, à croire que les hommes vivent dans des attaché cases.

 

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Démultiplier L’engouement pour ce terme technique signifiant le contraire de ce qu’on entend lui faire avouer manifeste la confusion du cycliste qui attaque le col du Parnasse en charentaises : « l’effet démulplié des aides à l’insertion ». L’homme pressé veut accélérer (d’où les charentaises passées à la va-vite, dans le petit matin obscur de son engourdissement) et courir à son destin, tous azimuts, cardiofréquencemètre au poignet, baladeur à fond dans les esgourdes. Le Petit Poucet a chaussé ses Nike de sept lieues, il franchit les vallées, saute les fleuves, enchaîne les sommets hors catégorie, sans fatigue ni EPO décelable, arrive au bureau frais comme un gardon, vidéoconférence avec Sydney, déjeune d’un yaourt, solutionne la quadrature du cercle, réceptionne son moutard retour de crêche, baise sa maîtresse à 18h13, mitonne un bœuf bourguignon pour sa famille (réunie sans lui), se fait une expo au Grand Palais, met la dernière main au PowerPoint du lendemain, rerelit « La Recherche » et n’oublie pas avant le sommeil réparateur de réunir ses petits cailloux blancs, c’est pourquoi il se démultiplie. Certes, démultiplier, c’est réduire la vitesse de la transmission d’un mouvement, grâce à un jeu de pignons, par exemple. On pourrait dire : diviser pour mieux régner. Mais non, notre décathlonien n’œuvre désormais que par addition, il accumule, il se dé-ploie, il se dé-matérialise, il se dé-multiplie. Fatigué ?

 

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Assez Euphémisation liée au processus mortifère moderne dont l’élimination des morts par la crémation est une des innombrables variantes. Il s’agit de se débarrasser d’un problème en douceur. Par la bande, le plus vite possible, le plus proprement possible. Si tout est assez, rien n’est douloureux, difficile, délicat, incertain. Le dernier Tarantino est assez génial. Il faut comprendre qu’il l’est modérément, ou que pour un Tarantino la nullité est cette fois relative, ou que votre interlocuteur a manifesté une nouvelle preuve de son humour en subissant les flots d’hémoglobine, d’éventrations et d’explosions de cervelles dans un éclat de rire général. Mais ce peut être dit de « Lumière d’août », et alors on laisse l’assez à Faulkner, on prend le génial pour soi, puisqu’on est capable de formuler un avis qui se veut définitif. D’être un cran au-dessus de Faulkner vous pose un lecteur. Ce merdeux-là (Faulkner) m’a assez impressionné, c’est dire.

Il existe des variantes. « Permettez-moi d’affirmer que la fille Coppola est un peu formidable. » « La situation est pas mal embrouillée. » Le tour de passe-passe tient au fait qu’on n’entend pas l’euphémisation, qu’elle passe incognito, et même qu’elle se fait passer pour son contraire. Comme on se défausse de nos morts sans cérémonie, qui ne méritent pas la terre dont ils viennent et qu’ils occuperaient, les oisifs, au détriment des vivants – « la crémation était assez froide ». Dans le silence du corps qui brûle hors de vue, on s’accorde deux-trois larmes. Passons. C’est assez.

 

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Jubilatoire  D’apparition récente (ne figure pas dans Le Robert de 1979). Réjouissant est tombé sous les coups de jouisseurs trop mous pour s’avouer tels. Ils préfèrent jubiler. On reconnaît les jubilants à cette disgrâce qu’ils ne savent frétiller que de l’occiput, leur jubilatoire est circonscrit aux choses de l’esprit, c’est à croire qu’il n’y a plus d’excitation sexuelle, de chair, de fornication jouisseuse. Un style jubilatoire. Une bonne baise jubilatoire ridiculiserait les partouzards. C’en sont pourtant, mais salonnards, une coupe à la main, avec cette déviation, cette perversité douceâtre de l’urbanité anonyme qu’ils ne peuvent assumer qu’entre deux cimaises. Car, plus que la copulation, c’est la nature entière qui est récusée. Le spectacle du soleil se levant au-dessus de prairies irisées de rosée est tout sauf jubilatoire. Jouissance ravalée et jubilation obsessionnelle, cela va ensemble. Le jubilant a un capital culturel qu’il entend mettre en exergue, s’emmerdant à ce point qu’il trouve à tous ses faits et gestes une expansion de sa joie de vivre qui manifeste sa tristesse d’exister, mais par-dessus tout une raillerie inconsciente pour ce qu’il manipule, ce qu’il traficote. Nous gens de ce temps n’aimons plus rien que nous ne l’affublions de termes outrageants, redondants, ridicules, castrateurs. Il nous faut salir par la vanité ce que nous sommes devenus incapables de vivre simplement, instinctivement, immédiatement, sans le concours même des mots. Faute d’exister, nous nous barricadons derrière des mots creux que l’un éructe dans l’obscurité, que l’autre reprend pour l’astuce de grogner à deux au-dessus de la mêlée et que la mêlée bientôt répète, sans plus les comprendre que les deux autres, pour en être aussi, du troupeau bêlant.

 

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En exergue  Ce qui présentait, expliquait une chose par une autre, une médaille par une inscription, un proverbe par un tableau, a été débarrassé du complément, est devenu intransitif, phénomène de lévitation qui s’étend à la réalité elle-même, à la pesanteur, à l’ancien état pondéreux du monde. Nous décollons. On échange. Quoi ? Rien, on échange. « En exergue, je dirai que ma belle-sœur est une garce. » Outre que cet imbécile prend une expression pour une autre, il raye de l’horizon toute espèce de médiatisation, il est l’être solitaire de la multitude toujours au centre mais d’un centre qui n’a pas d’espace, puisqu’il l’oblitère. Il communique. Société des boutons, des touches, du clavier, de la souris. De la commutation. Du clic. Oui, il clique, il s’entretient avec sa clique. Du même au même, et retour instantanément, et malheur si la réponse tarde. Car c’est le temps qu’on somme d’être intransitif, auquel on prétend retirer l’espace. Réduit à sa plus simple expression. Viendra le moment où la langue se passera totalement de compléments, d’adjectifs, de pronoms et de la chronologie, de la succession, de toute référence à un avant et à un après. Un pur présent, limité à un vocable non déclinable. Alors, nous volerons, nous échapperons enfin à l’attraction terrestre. Comme les oiseaux. Leurs merveilleux chants en moins.

 

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Dédié De cette variété de cancers qui se multiplient après une explosion nucléaire, en l’occurrence celle du monde managérial et de ses cohortes dédiées. Inutile de tenter de se raccrocher au latin Dedicare, consacrer, puisque la novlangue qui s’est installée est non seulement ignorante des racines étymologiques des langues mais strictement alignée sur celle de l’américano-business. Si vous n’avez pas en tête de vendre quoi que ce soit à qui que ce soit, et d’abord vous-même aux « forces dédiées à la mondialisation », de faire les poches du voisin parce que persuadé que l’essence de l’existence est commerciale, soumise à un marché et constituée de consommateurs dont la parousie est l’avènement des soldes, passez votre chemin. C’est bien simple, tout peut être dédié, tout est monnayable. Un site, une ligne dédiée. Une vache dédiée (au lait ou à la viande), un musulman dédié (au terrorisme), un Chinois dédié (à la contrefaçon), l’Arctique dédié (à l’exploitation maritime et sous-marine), la gastronomie dédiée (aux bourses pleines et aux anorexiques), un pipe-line dédié (à lui-même). Il y a dans ce dédié un auto-référencement, une tautologie, un poncif, un béotisme qui le rendent imparable pour les marchands de savon modernes. On aura une nouvelle fois remarqué l’intransitivité du machin, le dédicateur fou sachant compter son temps et son espace, le plus possible réduits au minimum. O joie que l’espace-temps dédié (aux affaires).

 

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Loin s’en faut Pourquoi et comment la fausse monnaie remplace-t-elle la bonne ? La question qui nous préoccupe ici est du même ordre, appliquée à la langue. Pourquoi et comment les incorrections poussent-elles dans le fossé l’usage établi par des siècles de locuteurs et d’écrivains dont  l’inquiétude commune prétendait d’abord à la clarté dans les ténèbres du monde expressif. Loin s’en faut a pratiquement remplacé tant s’en faut, mais non sa variation mineure, peu s’en faut, parce que le symétrique près s’en faut avoue encore l’absurdité « spatiale » d’un rapport uniquement quantitatif. La faute en revient sans doute à l’interversion, mal comprise en ces temps linéaires. « Il s’en est fallu de peu qu’elle me gifle », « il s’en faut de beaucoup que j’accepte de telles conditions » sont des phrases logiques entendues de chacun. Tant s’en faut et son renversement il s’en faut de tant sont tout aussi logiques, quand le renversement il s’en faut de loin vient faire l’aveu d’une inanité qui saute soudain aux oreilles et à l’esprit.

La fausse monnaie, sous tous les gouvernements humains, est punie avec une extrême sévérité ; la fausse monnaie dans la langue semble désormais un luxe désirable, accessible au tout-venant, censuré par aucune instance dès lors que n’importe imbécile, son frère, vient raconter dans le baragouin télévisuel ses dernières ablutions passionnées. C’est qu’il a le droit de parler à tort et à travers et de débiter des sornettes, et le droit d’avoir le droit est inaliénable, loin s’en faut.

Le même, par ailleurs, met la charrue avant les bœufs. Celui-là, rien ne l’indispose, à commencer par ses incongruités. De nouveau, la confusion spatio-temporelle le caractérise, quidam du chaos urbain, de la fourmilière insensible au passage du jour à la nuit, ignorant le gigantesque à l’œuvre derrière un robinet qu’il fait couler. Il multipliera (ou plutôt démultipliera) les périphériques, qui couvriront, comme une onde, la planète entière, il se nourrira de matériel ou de « minerai » aussi longtemps qu’il aura fait du temps et de l’espace des serfs à disposition, et il anglo-saxonnera. Il serait malavisé de contraindre ce butor à tenter d’atteler une charrue – dans quel musée ? – à une paire de bœufs, quoique, alors, il n’hésiterait pas et qu’il retrouverait instantanément le sens de l’orientation. Par jeu ou esprit de complication, il essaierait peut-être de contraindre une paire de limousines à pousser la charrue sur une terre bien lourde de printemps, mais alors parler lui paraîtrait faire. Non, décidément, le labour réclame de mettre les bœufs devant la charrue, il n’imaginerait plus de les mettre après ou avant. Avant ou après quoi ? se demanderait le bonhomme redevenu sensé. Confusion des temps super-intelligemment irréels.

 

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Juste Enième exemple du nouveau copier-coller linguistique qui prend des vessies pour des lanternes. Face à l’hégémonie du globish, et devant notre propre sentiment d’infériorité, nous abdiquons de traduire et tâchons de faire entrer des carrés dans des cercles, de la même façon que nous jetons l’outil défectueux plutôt que de le réparer, que nous importons plutôt que nous fabriquons, que nous réchauffons des plats tout faits plutôt que de cuisiner. Pas le temps, pas l’énergie, pas la force morale.

« Ce matin, j’ai juste fait mes courses au Franprix. » Ah, s’il avait fait ses courses, Houellebecq, comme tout un chacun, il serait le seul à y trouver un mince et épisodique intérêt. Mais là, pardon, il prend de l’importance, le monsieur, qui se magnifie à dire qu’il fait ses courses, dans la mesure où, justement lui, il les a faites comme un grand et qu’il s’enorgueillit de réduire sa journée à si peu, lui si manifestement doué pour autre chose. Du même, « cette interdiction serait juste dégueulasse ». Dégueulasse, certes, au siècle dernier, mais moi et mon ego avons évolué depuis, je sais désormais mettre les points sur les i et l’ultime mot sur la réalité, fût-ce le bredouillis d’un vieillard pré-pubère. Je jargonne comme les jeunes, je radote à leur égal, je suis le mouvement, je surfe. Je suis juste à leur niveau.

Toujours de ce pékin-là, on a  relevé « Mallarmé, c’est beau. C’est juste beau ». Malheur des bousilleurs, par qui la misère du trivial arrive. Il a peut-être ressenti une émotion à la lecture de Mallarmé, quelque chose qui le traversait, qu’il ne pouvait ou ne savait restituer, bien sûr, «Mallarmé, c’est beau ». Mais ça ne lui suffisait pas, il est comme ça, Houellebecq, il faut qu’il salope. Et à travers le noir du crépuscule, la transe fugitive du trouble, la zébrure de l’innommable beauté d’un vers pointent soudain l’horreur du sentimentalisme pédant, le refus de se taire, l’incapacité de prendre sans rétribution, sans redistribution, l’impuissance à concevoir le don, à recevoir, à être un obligé, un hôte, un invité de passage, à ne pas se comporter en agent financier, en marchand qui compte et recompte. Ce juste beau est ignoble.

L’anglo-saxon just est rendu en français par simplement ou seulement, ou même dans les deux langues par rien du tout. « Tu parles d’un grand amour, elle en voulait seulement à son portefeuille  ! » Just, juste est à la justice ce que l’infantilisme est à l’enfance : une régression de stade anal. On a entendu : « c’est juste injuste. » « C’est injuste » n’insiste pas, on a compris, senti le degré de mortification, de déception, de désillusion, etc., du personnage en face de soi, et on peut lui accorder, ou non, une variété égale de sentiments plus ou moins amicaux. Le barbouillard juste abêtit, liquide, assèche, avilit l’espace restreint à un geigneux mal accompli. « J’étais au concert des BB Brunes, c’était juste sublime. » Il y était, n’est-ce pas, et on entend, avec l’autre, que c’était forcément sublime, puisqu’il y était. Le besoin de couches, au sens propre, chez les littérateurs comme chez le tout-venant, exprime une maligne et hypocrite impuissance à vivre ce qu’ils sont, ce qu’ils se figurent qu’ils sont, ce qu’ils ne sont que peu et mal, ce qu’ils ne se résolvent pas à être hors de leurs bafouillages.

 

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Maman, papa Ont remplacé les mère et père du discours d’interposition, qui ne confond pas la cour et le jardin, le public et le privé, l’extérieur et l’intérieur, l’extime et l’intime. Vous discutez tranquillement de choses et d’autres avec votre voisine, une personne à qui vous demandez des nouvelles devant la boîte aux lettres, quand elle vous attire soudain sur sa poitrine nourricière : « Hélas non, pas très bien, maman nous a fait une crise d’urémie » ou « Mon papa était dans la papeterie ». Vous ne sachiez pas jusqu’alors être un membre de cette famille, et la communauté humaine ne vous semble pas justifier cette intrusion forcée. C’est le sentimental qui déboule sans crier gare, tout de mièvrerie et d’un débraillé à mettre au compte, peut-être, de l’impersonnalité de la vie citadine. 

Mais le pire reste la phraséologie de guimauve qui généralise : « Les mamans ont fêté Halloween à la crèche, avec les papas, bien sûr. » Est-ce un nouveau genre sexué, une confraternité, un groupement à but non lucratif, une branche détachée du genre humain, une fonction, un organe, une religion ? Toujours est-il que la gentillesse dégouline et infeste la ruche de cette engeance sirupeuse, pondeuse, couveuse et becqueteuse de vertigineuse douceâtrerie où le sexe n’est plus que procréatif, l’existence qu’une tétine géante. Plus de femmes que les criailleries du dernier mominard exaspèrent, plus d’hommes qui restent au bistrot s’arsouiller avec les copains, plus de nullipares qui se foutent de perpétuer le genre. Ça communie dans la couche-culotte, parce que l’infantilisation est une des grandes caractéristiques des sociétés modernes. Si les mères ne sont que des mamans, c’est que le règne des bébés est arrivé ; bébé lui-même (il n’a pas de prénom, il est une troisième personne dont on parle, qu’on désigne comme une majesté, une entité de droit divin) a son mot à dire sur tout, il est consulté comme on consultait les augures, dépositaire d’une anté-sagesse à laquelle il est bon de se référer et de déférer. Maman, papa et bébé vivent dans un égal sous-registre d’une régression libertaire où chacun en fait à sa tête et dispose du droit de n’être pas jugé. « Bébé a le droit d’avoir le droit, et maman et papa respectent ce droit. »

 

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« Promised Land » La non-traduction des titres d’œuvres (américaines le plus souvent, car le ridicule d’une pareille abstention pour une production chinoise ou iranienne nous sauterait à la gueule) ne témoigne nullement du respect envers l’original ; cela ressortit au contraire à l’indifférence pour l’originalité des autres.

La grande affaire en l’occurrence relève du plus commun sentiment d’infériorité. Ne pas traduire, c’est tour à tour estimer que l’anglais est plus vendeur que le français, que tout locuteur normal se doit d’être anglophone ou passer son chemin, que la civilisation latine a failli, que traduire est un signe de nullité culturelle là où précisément traduire est l’essence de la culture, de sa polysémie, de la richesse des nations. Une grande culture traduit à foison, se prête au jeu du sens, postule que l’appréhension du monde pour chacun passe par sa langue maternelle. «L’Odyssée » ou « Anna Karenine » sont aussi à moi parce que je les ai lus dans ma langue, ce dont j’aurais été incapable en grec ancien ou en russe.

L’hégémonie anglo-saxonne qui se met en place est une mauvaise nouvelle pour la civilisation anglo-saxonne elle-même. Ce n’est pas une menace, ce n’est pas un risque, c’est le constat de l’appauvrissement généralisé qui vient. Une langue globale, un esprit mondial, des mœurs universellement apaisées. Fadaises derrière lesquelles on soupçonne que le numéraire, et lui seul, a la mainmise.

 

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Improbable Un succès semblable à ces tubes d’un été que les radios passent en boucle. « Il mène une existence improbable. » Traduction : il fait ses courses au Franprix comme tout le monde. La bêtise grégaire qui consiste à détourner un terme au sens circonscrit, ou à l’entourer d’un halo risible, ou à lui donner une teinte détonante donc désirable selon le principe qu’il faut être absolument moderne, bref à se passer le mot tels de futés conspirateurs, des malins à la page, cette manie de béotiens relève de la croyance que le langage est un produit surgelé qu’il s’agit de réchauffer au micro-ondes. Une intrigue improbable, un couple improbable vous ont une gueule accorte quand un scénario mal ficelé, deux personnes mal appariées impliquent que vous preniez parti. Est improbable ce qui ne saurait être désigné ni attribué, soupçonné ou critiquable, parce que, n’est-ce pas, « nous ne sommes pas là pour juger ». Les dieux sont devenus séraphiques.

 

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Américano-manie Les provinciaux lorgnent du côté de la capitale, devinent qu’elle les prend pour des imbéciles, des ringards,  des péquenauds, des grossiers, s’en font une vérité et une honte. C’est pourquoi la moindre tempête de neige en Iowa (Aïeyovoua) prime vos minables catastrophes régionales au journal de vingt heures. Le story telling raconte une histoire à des gogos gagas que leurs trois cents mots de vocabulaire arty rendent hystériquement supra-nationaux. Ils susurrent le globish comme ils tétinent, persuadés d’en être. C’est le règne du people, un phénomène de cour de récréation où des bambins pourvus d’une immense couche-culotte jouent à saute-mouton sur les continents et les fuseaux horaires, de fashion week en resort Deluxe. Des enfants de la night jet-setteuse, très stylelife, qui contemplent au matin des skylines. Drôlement funky.

 

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Verbisation Une des manifestations du détraquement de la langue, orale et écrite, par ces détraqués de la syntaxe que constitue la gent journalistique, c’est-à-dire le clerc moderne, qui écrit comme elle parle.  « Dans la question de connaître le cerveau... »  « C’est une  recherche de dépasser les limites… » « J’aimerais m’attarder sur qu’est-ce que vous pensez de... » « Il y est question du comment interpréter les découvertes… » sont des exemples lus ou entendus, dans les colonnes de journaux ou sur les ondes de radios d’Etat, chez des individus qui s’expriment publiquement, et non pas des bouts de conversations entre amis qui « se lâchent ». Le raccourcissement, la verbisation, l’étêtement, l’arrachage, le défoncement du tronc et de la sève du français manifestent l’incapacité de ces bousilleurs de respecter ce qui les dérange, obsédés qu’ils sont par l’expression à n’importe quel coût de leur pensée autoroutière, à l’image justement des deux fois deux-voies, bretelles de raccordement, ronds-points, routes directes de béton qui saccagent et saccageront ce qui n’est plus l’espace mais deux points entre moi-même et ma destination par l’entremise de ma carcasse de tôle.

Le transport d’un mot à l’autre, d’une phrase à la suivante exige la rapidité maximale, par le plus court chemin, au mépris de la clarté, de la complexité, de la subtilité, de tunnel en tunnel parce que la montagne gêne et que le frêt, la circulation, la denrée périssable, le « zéro stock » ne sauraient attendre. Sous la même logique commerciale, lequel et ses composés de genre et de nombre sont expurgés au profit du seul neutre lequel, comme un passage multifonctionnel où le détour serait vécu avec l’énervement du transporteur transporté entravé dans sa ligne droite : « Tous vos arguments et vos raisons sont intéressants, lequel pourtant, je me permets de vous le dire, pèche par le défaut typique d’intellectuel un peu parisien – ce n’est pas à vous que je fais allusion. » « Ah ! la force des faibles, lequel est à prendre avec d’infinies précautions… » « Il est prisonnier d'une réflexion idéologique qui consiste à s'interroger sur comment faire passer des impôts à des Français qui n'en veulent pas davantage. »
Il n’est donc plus « question de la connaissance du cerveau », de chercher le « dépassement des limites », de s’attarder sur « ce qu’untel pense » de « l’interprétation de certaines découvertes», mais uniquement d’aller droit au but et de montrer par ce charabia que rien n’a d’importance – les nouveaux temps intransitifs et leurs questions qui contiennent leurs réponses ne contiennent aucune attente, ne distinguent nulle épaisseur dans le monde, refusent quoi que ce soit qui déborde, ne chérissent que la conclusion perpétuelle.

 

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Rebondir Une de ces scies langagières qui ont fait florès, probablement dues au sabir commercialo-managérial. « Je rebondis sur le concept d’entrepreneuriat mis en exergue par l’auditeur… » Depuis le jeu de paume, la balle est devenue un élément essentiel du monde mental, elle passe sous les yeux fascinés des bouffeurs d’écrans que nous sommes devenus, si bien que son inépuisable effet nous entraîne à sa suite, de sauts en sauts, jusqu’au dernier. Le rebondisseur n’exprime généralement aucune critique du précédent, il renchérit dans le même sens, ce qui est agréablement redondant, il reprend le même mouvement de poussée verticale exercée sur sa propre pesanteur vers une altitude variable selon la pression d’air interne de la baudruche. Les mêmes ont pris pour habitude de « revenir vers » vous, cumulant le propre du ballon et celui du boomerang. Il est à craindre que l’encombrement des airs soit sous peu ainsi la caractéristique et le plus grave défi des échanges a-gravitationnels.

 

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Féminisation On y est enfin, la femme est l’avenir(e) de l’homme. Les auteures, les professeures, les écrivaines ont surgi comme champignon(ne)s après la pluie. Ajoutons un e final au langage millénairement machiste, et tout sera enfin désexué. Si les sentinelles n’ont pas tourné casaque, c’est que la flèche du temps se veut immanquablement progressiste. Au rapport des genres, la langue ! On récure, on passe la moquette au détergent, et gare aux acariens de tous poils. Bougres, bougresses, militants-es, camarades, camarades, gars-ces, animaux, animales, apprenez que le sexe est une construction sociale, que tout est dans toute et inversement et homothétiquement et pareillement. Madame la biologie, veillez à ajouter appendice ou réceptable à bébé(e) de manière qu’il-elle copule avec qui(e) bon(ne) lui(e) semblera(e). Le-la trans-e sera le futur de l’avenir.

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Commentaires
babillages & bafouillages
  • On se propose ici de démonter la pratique de la fausse monnaie nommée charabia et par laquelle chacun d’entre nous perd contact avec la seule chose qui le relie aux autres : une langue commune.
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